Nous y sommes enfin, la suite de notre histoire du rap français est là. Il s’agit cette fois-ci de nous pencher sur vingt années incroyablement riches et denses en transformations d’un genre musical qui domine clairement la scène française. La sélection a encore été très difficile pour nous. Comme dans notre premier article, beaucoup d’artistes ne seront pas évoqué.es. Et comme il s’agit toujours de raconter l’histoire du phénomène, la division reste chronologique. Par ailleurs, dans la mesure où les rappeurs et rappeuses performent souvent dans des sous-genres du rap différents, une division de l’article selon ces sous-genres ne nous paraissait pas pertinente.
Il est également important pour nous de mentionner que certaines personnalités évoquées ici peuvent avoir fait l’objet de polémiques. Il ne s’agit pas pour nous d’en faire la promotion, mais de présenter un phénomène culturel dans ses grandes lignes. Trêve d’explications et bonne lecture !
Une autre ambiance
Au début des années 2000 le rap n’a pas seulement changé d’un point de vue esthétique. Ce ne sont pas seulement les rythmes, mais également de nouveaux clips et genres qui viennent l’enrichir. Le rap n’est plus un nouveau style musical comme il pouvait l’être dans les années 1980. C’est désormais une musique qui a pris ses marques et s’est imposée avec ses propres classiques. Certains codes de flow ou de sous-genres du rap se fixent et sont reproduits volontairement. Nous allons voir que, souvent, la rupture partielle avec ces codes fait le succès de certains rappeurs et certaines rappeuses et fait ainsi avancer l’histoire du rap français.
Les collectifs
Les collectifs sont des phénomènes de la culture hip hop assez difficiles à saisir. Tout d’abord, il est important de comprendre qu’ils s’inscrivent dans le cadre de la culture hip hop au sens large. Tout le monde dans un collectif n’est pas rappeur ou rappeuse. On y trouve également des DJs, des danseurs, ou des grapheurs, etc. Ensuite, à l’instar du mouvement hip hop, ils traduisent un désir d’indépendance plus large, notamment dans la production. Enfin, les collectif ne sont pas à proprement parler un phénomène des années 2000. Ils accompagnent l’ascension du rap dans les années 1990 et sont composés de rappeuses et rappeurs qui connaitrons le succès dans les années 2000. Voici quelques-uns des collectifs les plus connus ayant marqué l’histoire du rap français ainsi que leurs membres :
- Fonky Familly : Rat Luciano, Sat l’Artificier, Don Choa, Menzo, Fel, DJ Djel.
- Time Bomb : DJ Sek, Rick Valavo, DJ Mars
- Le Secteur A : Arsenik, Doc Gynéco, Stomy Bugsy, Passi, Neg’ Marrons, Pit Baccardi, MC Janik et Singuila
- Beat de Boul : Sages Po’, Lim, Lunatic, Sir Doum’s.
- Saian Supa Crew : Explicit Samouraï, OFX et Simple Spirit
- Mafia K’1 Fry : Ideal J, Rohff, 113, Karlito, Manu Key et bien d’autres
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Coup d’œil sur quelques grands nom de la décennie
Booba : « Le duc »
Booba est certainement le rappeur français le plus connu, avec une discographie qui s’étend sur environ une vingtaine d’années. Aujourd’hui il est le rappeur qui a dominé le marché français depuis sa vie lointaine aux États-Unis. Pourtant c’est en France et pas seul qu’il commence. On le connait par exemple pour ses textes déjà très travaillés et pour le duo équilibré qu’il forme avec Ali dans le groupe désormais légendaire Lunatic, un groupe lui-même membre du collectif Beat de Boul.
Comme beaucoup, Booba vient du siècle précédent et s’impose dans le nouveau, d’abord en duo et très vite surtout seul. En 2002 il sort son premier album en solo Temps mort. Mais c’est en 2006 qu’il perce incontestablement avec Ouest Side. Dans cet album il assume pleinement la voie gangsta du rap hardcore. Ensuite, la liste des succès est longue : 0.9 en 2008, Nero Nemesis en 2015, Trône en 2017 et ULTRA en 2021. En somme, Booba se distingue par une grande diversité dans ses textes, un flow et des instrus lourds et des innovations qui imposent de nouveaux standards dans l’histoire du rap français. A l’heure d’aujourd’hui, Booba n’a pas de nouveau projet d’album, même s’il continue de rester actif dans la musique.
Diam’s : une inspiration
Diam’s a fait une arrivée fracassante dans le rap avec des album comme Premier mandat en 1999 et Brut de femme en 2003, bien que son album le plus connu soit certainement Dans ma bulle de 2006. Pourtant, comme beaucoup de rappeurs et rappeuse de cette décennie, Diam’s a un pied dans l’ancienne et un pied dans la nouvelle génération, avec des influence clairement assumées comme NTM.
Diam’s commence le rap en 1994 alors qu’elle n’a que 14 ans. Ensuite, elle enchainera les disques d’or, de diamants et même une Victoire de la musique en 2004, avant d’arrêter sa carrière en 2009. Soit une carrière de jeunesse courte et percutante. Avec ses chansons qui varient du mélancolique au hardcore et sa plume sincère, Diam’s connait un public très large qui va des puristes au néophytes en passant par les amateurs. Elle reste encore aujourd’hui une grande source d’inspiration pour beaucoup de rappeurs et de rappeuses et pour toute personne souhaitant entreprendre quoi que ce soit, puisque Diam’s est également réalisatrice, auteure-compositrice et interprète et femme d’entreprise.
La Fouine : un rappeur qui chante
La Fouine est également un touche-à-tout, connu bien sûr dans le monde du rap avec ses chansons et ses labels, mais également dans celui du textile, puisqu’il se risque à lancer sa propre marque de vêtement. Comme Diam’s, il commence à rapper très jeune, mais connaitra le succès principalement aux débuts des années 2000. Son premier album Bourré au son, sorti en 2005 et enregistré suite à sa victoire au coucours 109 sur Skyrock, lui donne accès à un public plus large que celui des amateurs de rap.
C’est en 2009 avec son album Mes repères que tout le monde découvre vraiment un rappeur qui ne craint pas de chanter et assume ses influence musicale allant de la chanson française à la soul américaine. Cette album sera d’ailleurs disque d’or. La Fouine est alors connue pour passer aisément d’un rap gangsta avec son alter ego La Fouine à un rap plus posé, voir conscient, en tant que Laouni.
Casey : sombre et incisive
Casey est une rappeuse moins connue du grand publique, même si elle illustre parfaitement ce que peut produire le hip hop en termes de parcours intellectuel, artistique et d’engagement politique. C’est donc moins pour de grands chiffres de vente que l’on entend parler de Casey, que parce qu’elle rappelle à ses auditrices et auditeurs que le rap est avant tout une prise de parole et que prennent la parole les personnes ayant quelque chose à dire.
Ce que Casey a à dire, elle l’exprime avec un flow lent, incisive et précis qu’elle doit au rap hardcore engagé comme celui de La Rumeur. Ces multiples albums comme Libérez la Bête (2010) ou Tragédie d’une trajectoire (2006) sont le fruit de collaborations avec d’autres artistes et collectifs comme Anfalsh ou Zone Libre et critiquent clairement le racisme, les inégalités et le passé colonial de la France. Ces dernières années, elle est également connue pour ses engagements féministe et écologique.
Médine : Storyteller
Médine aussi est connu pour ses textes engagés et très puissants, à l’instar d’autres rappeurs et rappeuses comme Keny Arkana ou Kery James. Il investie complètement la dimension storytelling du rap avec sa série appelée enfants du destin. Chaque chanson dans cette série est un épisode dramatique de la vie d’une personne combative victime de grandes injustices : Sara, Ataï, Nour, Petit cheval et bien d’autres trouvent une place particulière dans chaque album du rappeur. Les textes de Médine sont connus pour être très prenants, documentés et accompagnés d’un flow dynamique.
Comme beaucoup de rappeurs et de rappeuses, Médine et autant chanteur qu’auditeur. Peu sont celles et ceux qui ont cependant réussi à rendre un hommage aussi puissant et précis à la musique qu’ils aiment.
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Les tendances
Sans chercher à catégoriser le rap de cette décennie de façon trop réductrice, on peut néanmoins noter de grandes tendances. D’une part on voit s’imposer un gangsta rap soit festif, soit plus sombre venu des Etats-Unis avec mise en scène de la violence criminelle, d’un rapport prédateur aux femmes et aux biens matériaux. Les clips deviennent plus sophistiqués et reprennent certains codes du film d’action. Boulbi de Booba en est un bon exemple. D’autre part, de nombreux textes sont engagés et portent les critiques de leurs auteures. On pense par exemple à Keny Arkana, ou Casey. Enfin, le rap garde également sa dimensions festive des débuts avec des titres plus légers.
Le rap dit indépendant
Il existe une autre tendance encore plus difficile à qualifier. En effet, elle semble se rapporter davantage à une situation sociale qu’à un style en particulier. Il s’agit du rap dit indépendant qui lui aussi marque l’histoire du rap français. Ce rap émerge entre les années 1990-2010 et, contrairement au rap que l’on connait, il n’est pas un produit majoritairement issu de la banlieue. Il vient souvent des centres-villes plus aisés ou de plus petites villes éloignées des grandes agglomérations. Même si à proprement parler il n’y a pas d’homogénéité dans les thématiques abordées ou le style, on remarque une forte intégration de la musique électronique ainsi qu’une thématisation récurrente de questions liées à l’authenticité des rappeurs. Pour n’en citer que quelques-uns : Svinkels, Gravité zéro ou encore Le Klub des Loosers.
Les conditions matérielles : vers une transformation
Il est difficile de comprendre les chemins que prend le rap et son développement si l’on ne jette pas un œil au contexte matériel dans lequel il s’inscrit : radio, album, clip, etc. Beaucoup se souviennent peut-être encore du téléchargement illégale très répandu dans les années 2000-2010. Cela a certes permis au rap de connaitre une grande diffusion, mais paradoxalement, au prix du succès de certains rappeurs et certaines rappeuses. Beaucoup étaient très écoutés mais ne vendaient pas autant qu’ils ou elles l’auraient voulu. Les albums se vendent moins, les maisons de disques sont plus réticentes et le rap semble connaitre un recul. On retrouve alors des rappeurs comme Alpha 5.20 qui tentent de prendre en mains eux-mêmes la distribution de leurs albums. On pense également à Nessbeal et Salif, considérés comme deux rois sans couronne à cause du téléchargement illégal.
Un autre facteur de réticence est également à prendre en compte : la censure. Des groupes comme Sniper ou des artistes comme Despo Rutti se voient freinés voir même stoppés dans leur progression. Voilà de quoi alimenter davantage les hésitations chez les maisons de disque ou les artistes.
Enfin, un dernier phénomène nous propulse dans la décennie suivante. Les réseaux sociaux alimentent les espoirs d’indépendance qui habitent le rap depuis ses débuts. Mais nous ne voulons pas nous spoiler la suite, alors rendez-vous au prochain épisode.
Un petit dernier pour la route
En attendant le prochain article, voici un featuring Skyrock qui réunit Kery James, Médine et Youssoupha, pris en flagrant délit d´exercice de leur passion :